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La mort avant le lever du rideau

De Daniel Keene à Camus, on se dit que la salle de la rue Malte Brun avait gagné avec sa nouvelle direction.

 

 

D’ailleurs, la pièce d’Albert Camus Les Justes avait de quoi se faire désirer : Stanislas Nordey à la mise en scène, Emmanuel Beart et Wadj Mouawad sur les planches, c’était une bien belle affiche.

 

 De fait, il serait injuste de parler d’un ratage complet. Stanislas Nordey a pris le parti dans cette adaptation à la scène du texte éminemment politique et social par essence de Camus de la sobriété, de la tragédie immense et de l’émotion glacée. Alors oui, pour ce qui est de sentir la froideur du drame inéluctable de ses quelques militants, oui, on la sent bien. Mais de là à admettre que cette froideur dans le jeu, dans la scénographie et dans l’élocution serve véritablement la pièce… pas vraiment. L’émotion n’y gagne rien, elle est plutôt paralysée, rendue statique par une mise en scène trop froide, trop écrite, ou chaque pas des comédiens semblent faire l’objet d’un repère sur le plancher. Leur jeu est prisonnier d’une direction d’acteurs tyrannique, sans pitié.

 

Au cours des heures qui s’étirent, on a le temps de chercher les ficelles de la mise en scène, parce qu’il faut bien l’avouer, on s’ennuie un peu. Et l’on peut supposer que Nordey a demandé à ses comédiens de faire vivre leur personnage au seul moyen de leur faciès. Ils sont statiques, plantés sur la scène, en permanence face au public, dans un tableau figé, aux rares mouvements chorégraphié à l’extrême ; annihilant la liberté de jeu jusqu’à ce que finalement, il n’y ai plus de jeu, il n’y ai plus de vie. Mais attention, ce n’est pas un ratage, c’est un parti pris. On nous fait voir une tragédie complète, glacée par l’irrésoluble conflit qui anime ce groupe de combattants épris d’humanité, qui va verser le sang pour libérer le peuple ; et qui ne trouve pas d’autre issue au dilemme de la justice contre le meurtre, que la réparation de la corde et de l’échafaud. Le texte vibre, mais la pièce est morne, vidée de sa complexité, et nous offre un spectacle où les personnages sont déjà morts avant que d’être joués.

 

Passée cette première partie de pièce, en forme de caricature du théâtre contemporain, on entre dans le vif du sujet ; la bombe terroriste est lancée, la sentence tombe sur le jeune poète communiste (incarné par un Vincent Dissez qui tente, mais n’arrive que très rarement à donner de l’enthousiasme au personnage tendre et torturé de Camus, que Nordey sacrifie sans remords aucun), et le rideau tombe sur la scène comme les barreaux, à la fenêtre d’une jeunesse qui voulait changer le monde. Tel était la beauté du texte. Le problème c’est que ces barreaux sont dans la pièce, tombés dès le début. Alors on n’y croit pas, à cet élan du poète vers la justice qu’il mérite, vers cette exécution qu’il désire pour être absout, enfin, et que la justice triomphe.

 

Heureusement pour le spectateur qui luttait contre l’irrépressible sommeil de l’ennui et la déprime de du texte abattu sans retour, il y a ce moment d’illumination, à la fin de la seconde partie. Il y a cette scène, pour nos yeux surpris qui ne l’attendaient plus, où Véronique Nordey, immense, femme (veuve) du Duc, redonne à la pièce une vraie vitalité, une vraie saveur. Mieux encore, une forme de subtilité vivace, tenace, révélant (enfin !) une complexité des personnages qui vient à point nommé sauver la pièce (et le public).

 

Soudain, la patine grise et le glaçage doré sans vie cèdent la place à un décor rouge sang, tout de velours moelleux et étouffant, et la mise en scène desserre sa main de fer pour laisser s’épanouir le jeu des comédiens. C’est un face à face terrible, plein de profondeurs et de sous textes, entre une veuve endeuillée (Veronique Nordey) absolument poignante de force et de dignité, qui incarne jusqu’à la moelle celle qui veut comprendre, et un jeune idéaliste (Vincent Dissez) porté par cette performance, qui lui répond enfin, qui laisse pour la première fois s’épanouir son talent, et que l’on découvre fort, intensément dans son rôle. Il aura fallu 1h30 de jeu de surface, mais ce face à face est magistral.

 

Alors rendons à César ce qui lui appartient, et ne jetons pas la pierre aux acteurs. Si Mouawad (qui devrait vraiment s’en tenir à ce qu’il sait faire, c’est à dire écrire et diriger) est une caricature sans vergogne du révolutionnaire violent (il crie, s’énerve, sans résultat), Béart sauve les meubles par une subtilité que l’on devine sous le masque statique, dans sa voix, dans sa présence. Elle est la seule, en fait, à se tirer de ce guêpier imparable de la mise en scène sauce Nordey.

Parce que ce ne serait pas juste de parler d’un ratage ; à l’image de ce moment d’illumination avec Véronique Nordey, les comédiens sont doués, ont plein de choses à nous donner. Ils sont simplement assassinés par une mise en scène glaciale, qui sous couvert de faire de la tragédie une œuvre contemporaine à outrance, vide l’art de toute vie. Et Camus, sous terre, de faire la toupie.

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