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Quand le théâtre contemporain rencontre le lyrisme décadent : Régy, l’amour de l’Art et Pessoa

On connaît la fascination de Claude Régy pour les belles lettres, et sa révérance pour les poètes, dramaturges et romanciers. A son âge, le bonhomme n’a rien perdu de sa verve et de son talent ; il assume jusqu’au bout sa vision artistique tout en trouvant le moyen, et il est l’un des très rares à ne serait-ce que l’avoir cherché, de vivre pleinement en accord avec l’art dramatique de son temps.

 

A la pointe du contemporain, théâtre physique et poignant, l’adaptation de l’Ode Maritime de Fernando Pessoa qu’il propose en ce moment à la Ville est une gifle, un raz de marée d’une puissance physique, nerveux, affolé, un cri d’art dramatique en même temps qu’un poignant hommage au texte, au verbe, à l’immensité poétique de l’auteur portugais. La scénographie relève vraiment de ce qui se fait le mieux dans le théâtre contemporain. La musique, stridente angoisse incarnée de l’artiste et de son impossible quête d’un autre monde, d’un autre temps d’un Autre que lui même aussi résonne encore à nos oreilles civilisées, trop coutumières des langueurs terrestres, bien longtemps après que le silence dans la salle ne se soit installé. La lumière, discrètement changeante, qui souvent vient d’on ne sais où, nous rend insaisissable le visage du comédien, cette lumière crue est tour à tour bleu infini où se noient les corps, puis rouge sang de l’aube crépusculaire, sur laquelle le temps ne semble pas trouver de prise.

Et puis, et puis… il y a cet acteur, cette immense performance de Jean Quentin châtelain, qui pendant deux heures, et sans l’ombre d’une erreur, nous jette à la figure ce texte splendide, sublime, nous plonge corps et âme, avec lui, dans la poésie physique et métaphysique du texte, dans son tourbillon magnifique. Il es là, tout entier incarnation du Verbe, les deux pieds plantés sur le bout triste de son quai gris, et il parle. Devant cette grande vague, raz de marée menaçant qui guette le poète marin comme le guette la folie, là, en suspend, au dessus de son esprit trop torturé, et qui attend de nous engloutir tous, il parle. Loin, très loin de la lecture d’un texte, bien au delà de la récitation, on croirait que ces mots sont les siens, il vit le poème des marins comme si c’était lui le fou, comme s’ils étaient à lui, en propre, ces rêves et ces cauchemars, parce que c’est lui, le poète tyrannisé par une impossible quête. Sa verve est sublime, lorsqu’il crie, lorsqu’il se tait ; on n’ose imaginer le temps de travail, de mémorisation et de retour sur ce poème de deux heures, le travail incroyable de présence et d’appropriation du mot, de la lettre, jusqu’au moindre point qui devient par sa bouche oppressant.

Un hommage magnifique à Pessoa, un coup de chapeau poignant à l’un des maîtres de l’art lyrique.

Il faut entrer dans cette diction, très hermétique au prime abord. Bafouillant, comme aux prises avec un chat dans la gorge, la voix est âpre et presque railleuse. Mais s’il on fait l’effort, si l’on veut bien se laisser prendre, si l’on n’agit pas comme ces quelques gens peu braves et dont le respect pour le travail du comédien est plus que douteux et que l’on ne sort pas de la salle, aux vues et aux sus de l’homme en scène au bout de dix minutes (ah ! le public du théâtre de la Ville…), alors…alors on entre tout entier dans l’immense poésie névrotique, radicale, lyrique et douceâtre, du poète de Lisbonne, que subliment aussi bien la mise en scène de Régy que la performance incroyable d’un comédien hors pair.

Alors oui, oui le théâtre contemporain est hermétique, austère, épuré. Oui, on peut volontiers tirer caricature de cette pièce en implicites plus qu’en conté, et en bruits plus qu’en musique. Reste que la poésie est là, immense, qui nous prend tout entier et nous laisse, à la sortie, frissonnants encore, silencieux beaucoup, et les mains brûlantes d’avoir tant applaudi.

Ode Maritime, de Fernando Pessoa, mise en scène signée Claude Régy, interprétation Jean Quentin Châtelain.

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